Loi française sur le devoir de vigilance des entreprises mères et des entreprises donneuses d'ordre
Contexte
La loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, promulguée le 27 mars 2017, bien que discrète à ses débuts, représente une avancée significative dans la protection des droits humains, de la santé, de la sécurité et de l’environnement contre les atteintes potentielles des grandes entreprises. Actuellement, cette loi est sous les feux de la rampe en raison des actions entreprises contre Total Energies, exigeant son retrait de Russie au nom de cette législation. Total Energies a également été confrontée à des poursuites judiciaires liées à son projet en Ouganda, où des associations ont estimé que son plan de vigilance ne respectait pas la loi. Cependant, ces actions ont été jugées irrecevables par le tribunal judiciaire de Paris le 28 février 2023.
Malgré cet échec initial, les litiges dans ce domaine augmentent chaque année, ciblant des entreprises telles que Total, Casino et Yves Rocher pour non-respect du devoir de vigilance. Près de six ans après l’adoption de la loi, il est opportun de réexaminer ses spécificités et son impact sur les entreprises concernées.
Origine de la législation sur le devoir de vigilance
Le drame du Rana Plaza au Bangladesh en avril 2013 a été le catalyseur de cette législation. L’effondrement de ce bâtiment, abritant des usines textiles sous-traitantes pour des grandes marques, a suscité une prise de conscience mondiale sur les conditions de travail déplorables. En réponse à cela, la France a adopté une loi pionnière visant à prévenir de telles atteintes par les multinationales établies sur son territoire.
La loi française sur le devoir de vigilance des entreprises mères et des entreprises donneuses d’ordre, ça consiste en quoi ?
Bien que cruciale compte tenu des enjeux impliqués, la loi sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre se distingue par sa concision, composée de seulement quatre articles. L’obligation centrale imposée aux entreprises relevant de cette loi réside dans son premier article, codifié à l’article L.225-102-4 du code de commerce. Conformément à cette disposition, toute entreprise concernée doit élaborer et mettre en œuvre efficacement un plan de vigilance.
Ce plan de vigilance doit englober des mesures raisonnables de surveillance visant à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves aux droits humains, aux libertés fondamentales, à la santé, à la sécurité et à l’environnement, résultant des activités de l’entreprise et de celles des entités qu’elle contrôle, directement ou indirectement, ainsi que des activités de ses sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels elle entretient une relation commerciale établie, lorsque ces activités sont liées à cette relation. De plus, il doit être élaboré en consultation avec les parties prenantes de l’entreprise, ce qui inclut la participation des syndicats, entre autres.
En détail, le plan de vigilance doit inclure cinq mesures spécifiques, énumérées dans le texte même de l’article L.225-102-4 du code de commerce :
- Une cartographie des risques ;
- Des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels l’entreprise mère ou l’entreprise donneuse d’ordre entretient une relation commerciale établie ;
- Des actions appropriées pour atténuer les risques ou prévenir les atteintes graves ;
- Un mécanisme d’alerte et de collecte des signalements concernant l’existence ou la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives au sein de l’entreprise ;
- Un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.
En outre, l’article précise que le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre effective doivent être rendus publics et inclus dans le rapport de gestion de l’entreprise, accessible à tous sur Internet.
La loi française sur le devoir de vigilance, promulguée le 27 mars 2017, impose des obligations spécifiques aux grandes entreprises en matière de prévention des risques et d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement.
Qui sont les entreprises concernées ?
La loi française sur le devoir de vigilance s’applique aux entreprises qui répondent à l’un des deux critères suivants, calculés à la fin de deux exercices fiscaux consécutifs :
- Sociétés avec au moins 5 000 employés : Celles qui emploient, en interne et au sein de leurs filiales directes ou indirectes, un minimum de cinq mille salariés dont le siège social est situé en France.
- Sociétés avec au moins 10 000 employés : Celles qui emploient, en interne et au sein de leurs filiales directes ou indirectes, un minimum de dix mille salariés, que le siège social soit en France ou à l’étranger.
Ces seuils élevés signifient que la loi ne s’applique qu’à un nombre restreint d’entreprises, estimé à environ 150 en France. Des critiques ont été émises cocnernant ces seuils, suggérant qu’ils devraient également prendre en compte d’autres indicateurs économiques tels que le bilan financier ou le chiffre d’affaires. Malgré ces critiques, il est important de prendre en compte que de nombreuses entreprises ne tombant pas sous le coup de cette loi, adoptent volontairement des plans de vigilance, démontrant ainsi une approche proactive en terme de responsabilité sociale et environnementale.
L’impact de cette loi est donc significatif, car elle a introduit un cadre juridique pour la responsabilisation des entreprises envers les droits humains et l’environnement. Les entreprises doivent désormais élaborer et publier des plans de vigilance détaillant les mesures prises pour identifier et prévenir les risques. Souvent, ces plans incluent des initiatives pour évaluer et atténuer les risques liés aux droits humains, à la santé et à la sécurité des personnes, ainsi qu’à l’environnement.
Les premiers cas fondés sur le devoir de vigilance
En juin 2019, Total Energies a été confronté à deux mises en demeure pour non-respect du devoir de vigilance. La société pétrolière a tout d’abord été interpellée en raison de l’absence d’engagements concrets concernant la réduction des émissions de gaz à effet de serre dans son plan de vigilance, puis une seconde fois pour ses activités en Ouganda.
Dans le premier cas, 14 collectivités territoriales, avec le soutien d’associations telles que Sherpa et ZEA, ont demandé à Total de revoir son plan de vigilance et de se conformer aux Accords de Paris pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré.
Concernant la seconde mise en demeure, initiée par des ONG françaises et ougandaises telles que Amis de la Terre France, Survie, NAVODA, AFIEGO, et CRED, il est reproché à Total de ne pas avoir inclus de mesures spécifiques dans son plan de vigilance pour prévenir les risques d’atteintes aux droits humains et à l’environnement liés à son méga-projet d’extraction pétrolière dans l’aire naturelle protégée des Murchison Falls aux abords du lac Albert en Ouganda, ainsi que la construction d’un oléoduc de 1445 km de long traversant l’Ouganda et la Tanzanie.
Le 23 octobre 2019, ces associations ont assigné Total en référé devant le tribunal de grande instance (TGI) de Nanterre pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance. Le TGI s’est déclaré incompétent le 30 janvier 2020, renvoyant l’affaire au tribunal de commerce de Nanterre, comme demandé par Total lors de l’audience de décembre 2019. Cependant, le TGI semble reconnaître sa compétence pour les actions en réparation, ce qui a suscité le regret des associations quant à l’incohérence d’un système de deux juridictions pour des actions basées sur une même loi. Elles ont fait appel de la décision du tribunal de Nanterre, et l’audience de l’appel est prévue pour le 28 octobre 2020 à la cour d’appel de Versailles.
En juillet 2019, Teleperformance a été mise en demeure par Sherpa et l’UNI Global Union de prendre des mesures appropriées pour prévenir les atteintes aux droits humains dans ses filiales, notamment en Colombie.
En mars 2021, une coalition d’associations de défense des droits des peuples autochtones brésiliens et colombiens (COIAB, CPT, FEIPA, FEPOIMT et OPIAC) ainsi que des organisations internationales (Sherpa, Canopée, Envol Vert, FNE, Mighty Earth, Notre Affaire à Tous) a intenté une action en justice contre le groupe Casino pour non-respect du devoir de vigilance. La coalition reproche à Casino de ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour exclure de sa chaîne d’approvisionnement au Brésil et en Colombie la viande bovine associée à la déforestation illégale, à l’accaparement de terres et aux atteintes aux droits des peuples autochtones.
Le 23 mars 2022, Sherpa, Actionaid, le syndicat turc Petrol-Is et 34 salariés de la filiale turque de l’entreprise ont intenté une action en justice contre le groupe Yves Rocher, reprochant à l’entreprise de ne pas avoir respecté ses obligations découlant de la loi sur le devoir de vigilance en matière de liberté syndicale.
Retour sur cette loi depuis son application
Le 21 février 2024 - Quatre années se sont écoulées depuis l’adoption de la loi française sur le devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, visant à mieux prévenir les atteintes aux droits fondamentaux et à l’environnement liées aux activités des multinationales. L’étude publiée par Sherpa met en lumière une réalité préoccupante : les premiers plans de vigilance attendus des entreprises en 2020 se révèlent souvent incomplets, voire inexistants. Il est impératif que les entreprises se conforment à cette obligation, tandis que les autorités françaises doivent rendre cette loi plus ambitieuse pour répondre aux défis actuels.
Les secteurs à haut risque
Certains secteurs sont particulièrement exposés aux risques de violations des droits humains et de l’environnement, notamment les industries extractives, l’armement, l’habillement, l’agroalimentaire et la banque. Nous avons donc scruté de près les plans de vigilance des grandes entreprises telles que Danone, Dassault Aviation, Total, BNP Paribas ou encore Carrefour.
Nous avons relevé d’importantes lacunes dans les cartographies des risques, souvent insuffisantes voire inexistantes. Les risques pour les investisseurs ou pour l’entreprise elle-même sont privilégiés au détriment de ceux liés aux tiers, tels que les travailleurs, les populations locales et l’environnement, alors même que la loi est claire à ce sujet.
Des engagements pour 2024 ?
Si la loi reste peu appliquée, il est peu probable que les dommages environnementaux ou les violations des droits humains subis par les travailleurs et les populations à travers le monde diminuent. Nous exhortons les autorités publiques à assurer un suivi rigoureux de l’application de la loi et à la renforcer pour qu’un plus grand nombre d’entreprises soient visées.
De plus, cette loi française, devenue une référence internationale, nécessite une action européenne et mondiale pour l’adoption de normes contraignantes pour toutes les multinationales, permettant ainsi un accès effectif à la justice pour les victimes. Nous appelons la France à soutenir activement l’internationalisation du devoir de vigilance en contribuant de manière substantielle à l’élaboration du traité sur les multinationales et les droits humains actuellement en cours de négociation aux Nations unies, et en exigeant de l’Union européenne un soutien ferme à ce processus.